Ce que BGP a changé : adieu EGP, bonjour routage sans boucles
Le Border Gateway Protocol a été conçu spécifiquement pour surmonter les limites d’EGP et accompagner la croissance de l’Internet. Concrètement, qu’apporte BGP ? Premier apport majeur : il supprime la contrainte de topologie en arbre. Avec BGP, plus besoin d’une seule dorsale centrale : les réseaux (AS) peuvent se connecter de façon maillée, avec des routes redondantes, sans risquer la formation de boucles infinies. BGP y parvient en introduisant un mécanisme ingénieux : chaque annonce de route BGP transporte la liste des AS traversés (l’attribut AS Path). Ainsi, lorsqu’un routeur BGP reçoit une annonce, il peut vérifier si son propre identifiant AS figure dans la liste ; si oui, cela signifie que la route fait une boucle, et il ignore cette annonce . Ce principe simple garantit des chemins sans boucle même dans un Internet aux interconnexions complexes. On parle de protocole à vecteur de chemins (path vector), par opposition au simple vecteur de distance d’EGP.
Deuxième apport : BGP permet un routage réellement décentralisé et collaboratif. Chaque réseau gère ses politiques de routage et communique ses préfixes accessibles aux réseaux voisins via BGP. Il n’y a plus de « chef d’orchestre » unique du routage : le savoir est distribué entre des milliers de routeurs à travers le monde. Cette décentralisation du routage a été un facteur clé de l’expansion d’Internet . Grâce à BGP, l’Internet est devenu un « réseau de réseaux » où chaque acteur peut choisir son chemin, tout en garantissant l’interopérabilité globale.
Enfin, BGP s’est avéré hautement scalable, c’est-à-dire capable de gérer un très grand nombre de routes. Dès sa conception initiale, BGP supportait déjà beaucoup plus de routes qu’EGP et pouvait masquer la complexité interne de chaque AS aux autres . À la fin des années 80, cela voulait dire tenir à jour quelques centaines de routes ; aujourd’hui, on parle de plusieurs centaines de milliers de routes Internet propagées via BGP. Le design de BGP, combinant les mises à jour incrémentales et l’emploi de TCP comme transport fiable, a montré qu’il pouvait évoluer avec le réseau sans s’effondrer sous la charge.
Un pilier de l’Internet : l’importance de BGP dans l’évolution du réseau
L’arrivée de BGP en 1989-1990 a eu un impact immense sur l’évolution d’Internet. Ce protocole a véritablement permis à Internet de passer à l’échelle mondiale. Sans BGP, l’Internet tel que nous le connaissons n’aurait sans doute pas pu émerger de la même façon. En effet, BGP a rendu possible la coopération de multiples réseaux concurrentiels (opérateurs, universités, entreprises) en leur fournissant un langage commun pour échanger les routes et atteindre n’importe quelle destination. On peut dire que BGP “colle” les morceaux d’Internet entre eux – il assure la continuité du routage à travers la planète .
Dans les années 1990, lorsque le trafic Internet a explosé, BGP a tenu bon et a été le facteur invisible du succès. Par exemple, en 1994, l’introduction d’une amélioration majeure – le routage sans classe CIDR – a permis de contrôler la croissance de la table de routage globale. CIDR (Classless Inter-Domain Routing) a été intégré à BGP-4 et a immédiatement réduit le nombre d’entrées de routage d’environ 10 % en regroupant des blocs d’adresses IP, évitant ce qu’on appelait l’explosion des tables de routage . Cette adaptation de BGP a été cruciale pour que l’Internet continue de croître sans nécessiter des routeurs surpuissants inatteignables. En outre, BGP a su s’adapter à de nouveaux besoins au fil du temps : il transporte aujourd’hui non seulement des routes IPv4, mais aussi des routes IPv6, du multicast, et même des informations pour les VPN MPLS grâce à des extensions multiprotocoles . Cette flexibilité a conforté BGP dans son rôle central tout au long de l’histoire d’Internet.
En somme, BGP a été – et reste – un pilier de l’Internet. Chaque e-mail envoyé, chaque site web consulté emprunte un chemin déterminé par BGP à un moment ou un autre. Il est remarquable qu’une solution esquissée en 1989 soit encore à la manœuvre des décennies plus tard, preuve de la solidité de sa conception d’origine.
L’évolution du protocole : de BGP-1 à BGP-4
BGP n’est pas resté figé depuis 1989. Le protocole a évolué par étapes successives dans ses premières années, avant de se stabiliser dans la version que l’on utilise encore aujourd’hui. Revenons sur les différentes versions de BGP et leurs améliorations :
-
- BGP-1 (1989) : C’est la version originale, publiée dans la RFC 1105 en juin 1989 . BGP-1 introduit le concept de chemin d’AS (AS Path), utilise TCP (port 179) pour transporter les mises à jour, et offre dès le départ un routage inter-domaine sans boucle à travers des topologies arbitraires . BGP-1 était conçu comme une solution immédiate pour remplacer EGP sur la dorsale NSFNET et les réseaux connectés à Internet.
-
- BGP-2 (1990) : Moins d’un an après BGP-1, des ajustements sont apportés. BGP version 2 est définie dans la RFC 1163 en 1990, apportant des améliorations mineures et des corrections suite aux premiers déploiements. Elle conserve la même architecture générale mais affine le protocole (par exemple, une meilleure gestion de certaines options et erreurs). BGP-2 marque aussi l’époque où Cisco commercialise fortement ses routeurs – l’entreprise fera son entrée en bourse en 1990, preuve que le marché du réseau explose en même temps que ces innovations .
-
- BGP-3 (1991) : En octobre 1991, la RFC 1267 décrit BGP version 3 . Cette version apporte à nouveau des clarifications et quelques optimisations pour améliorer la scalabilité et la stabilité. Aucune refonte majeure n’est introduite, mais BGP-3 prépare le terrain pour la prochaine étape. En seulement trois ans, BGP a déjà connu trois itérations, reflétant l’urgence et l’effervescence autour de l’expansion d’Internet au début des années 90 .
-
- BGP-4 (1994) : C’est la version moderne de BGP, celle qui est toujours en vigueur aujourd’hui sur l’Internet. Standardisée initialement par la RFC 1654 en 1994 puis mise à jour par la RFC 1771 en 1995, BGP-4 apporte le changement fondamental du routage sans classe (CIDR) . Concrètement, BGP-4 permet d’annoncer des préfixes IP avec des masques de longueur variable, abolissant la vieille notion d’adresses de classe A, B, C. Cette amélioration a un effet immédiat : elle autorise l’agrégation de routes (regrouper plusieurs réseaux contigus en un seul préfixe), réduisant drastiquement la croissance de la table de routage globale . BGP-4 introduit également la notion d’attributs modulaires qui rendent le protocole extensible sans tout réinventer. Depuis 1994, toutes les versions de BGP en production sont des variantes de BGP-4 . Les précédentes sont obsolètes, et BGP-4 a été affiné au fil du temps par divers RFC (la spécification actuelle est la RFC 4271, publiée en 2006).
Notons qu’après BGP-4, plutôt que de créer un « BGP-5 », la communauté réseau a préféré faire évoluer BGP-4 par extensions. Par exemple, dès 1996, l’extension BGP multi-protocole (MP-BGP) a été ajoutée pour supporter d’autres familles d’adresses comme IPv6 . D’autres améliorations ont introduit des mécanismes de sécurité (authentification des sessions), des communautés pour taguer les routes, ou des optimisations pour réduire le flot de mises à jour. Malgré ces évolutions, on parle toujours de BGP version 4 – signe que l’architecture de base définie dans les années 90 a su s’adapter sans nécessiter de rupture.
BGP aujourd’hui : un protocole toujours indispensable
Plus de trente ans après sa création, BGP est toujours le protocole qui fait tourner Internet au niveau inter-domaines. Chaque fournisseur d’accès Internet (FAI), chaque opérateur de réseau, chaque grande entreprise connectée utilise BGP pour annoncer les préfixes d’adresses IP qu’il gère et apprendre ceux des autres. On estime qu’aujourd’hui, des dizaines de milliers d’AS (autonomous systems) – probablement plus de 70 000 – participent au système BGP global, échangeant plus d’un million de routes au total (en combinant IPv4 et IPv6). Ces chiffres donnent le vertige et confirment la scalabilité exceptionnelle de BGP, qui a su grandir en même temps qu’Internet.
BGP est devenu si critique que sa moindre défaillance peut avoir des conséquences visibles par le grand public. Par exemple, en 2008, une erreur de routage BGP a provoqué l’indisponibilité de YouTube sur Internet pendant quelques heures, suite à l’annonce erronée d’un préfixe par un FAI . De même, en 2021, une mauvaise configuration BGP a contribué à une panne majeure de Facebook et de ses services. Ces incidents rappellent que BGP, conçu à une époque plus confiante, repose en grande partie sur la confiance entre réseaux – ce qui le rend vulnérable aux erreurs ou abus(détournements de routes, etc.). Aujourd’hui, des efforts politiques et techniques sont en cours pour renforcer la sécurité de BGP (par exemple via des mécanismes de certification des routes, comme RPKI), preuve que le protocole reste au cœur des préoccupations pour la stabilité d’Internet.
Malgré ses quelques défauts et son grand âge, aucun protocole de remplacement n’a réussi à détrôner BGP. Les ingénieurs réseau continuent d’améliorer BGP par petites touches, et il n’existe pas d’alternative sérieuse à l’horizon pour orchestrer le routage inter-AS . En d’autres termes, BGP a encore de beaux jours devant lui. Qui aurait pu imaginer en 1989 que le gribouillage de deux collègues sur une serviette deviendrait l’épine dorsale d’un réseau planétaire ? L’histoire de BGP montre que dans l’univers d’Internet, les solutions les plus modestes peuvent connaître un destin extraordinaire – pour peu qu’elles arrivent au bon moment et répondent au bon besoin.
Conclusion : l’héritage durable du « Two-Napkin Protocol »
Parti d’une simple idée notée à la hâte sur une serviette, BGP s’est imposé comme un élément fondamental de l’Internet moderne. Il a apporté la décentralisation, la robustesse et l’évolutivité nécessaires pour qu’Internet passe du stade expérimental à celui d’infrastructure mondiale. Son histoire est jalonnée d’évolutions techniques (de BGP-1 à BGP-4) et d’anecdotes révélatrices de l’esprit d’une époque où tout était à inventer. Surtout, BGP symbolise la réussite d’une collaboration ouverte : conçu lors d’une réunion informelle de l’IETF, affiné par des ingénieurs du monde entier, il illustre comment l’Internet s’est construit collectivement.
En 2025, alors que BGP approche fièrement de la quarantaine, on peut dire que le pari de 1989 a été gagné. Le protocole continue d’acheminer nos données à travers le monde, discrètement mais efficacement, prouvant qu’une bonne idée – même griffonnée sur une serviette en papier – peut avoir un impact monumental. La prochaine fois que vous surferez sur le Web ou enverrez un message, ayez une pensée pour Yakov Rekhter et Kirk Lougheed : leur Two-Napkin Protocol continue, inlassablement, de maintenir l’Internet uni et en mouvement . C’est une histoire de passionnés et de visionnaires, et elle se poursuit chaque jour à chaque route BGP échangée. Internet évolue, mais BGP demeure, fidèle au poste. Un véritable exploit pour un protocole né autour d’un déjeuner il y a tant d’années.
Driss JABBAR
Driss JABBAR
Co-Fondateur de la société MHD-EXPERTs et Architect réseaux avec plus de 16 ans d'expérience dans la conception et l'implémentation des architectures complexes LAN/WAN/DC/Cloud Networking. Pendant son parcours professionnelle, Driss a travaillé chez des intégrateurs et aussi des opérateurs. Driss possède actuellement trois certifications d'expertise Cisco CCIE RS & SP et CCDE.
En dehors du travail, Driss consacre plus de temps pour sa famille mais il réserve toujours un petit créneau pour apprendre des nouvelles technologies ou pour regarder un match de foot de son club préféré.
Driss est contributeur du blog MHD et joignable à l’adresse : driss.jabbar@mhd-experts.com