Introduction : le protocole qui tient Internet debout
Lorsqu’on charge une page web ou qu’on envoie un e-mail, on ne se doute pas qu’en coulisse, un protocole discret s’active pour guider les données à bon port. Ce protocole s’appelle BGP (Border Gateway Protocol), et depuis plus de trois décennies, il est la colonne vertébrale du routage sur Internet . Né à la fin des années 1980, BGP a littéralement permis à l’Internet de passer d’un petit réseau académique à l’immense toile mondiale que nous connaissons. Dans cet article, nous allons retracer l’histoire vivante de BGP : pourquoi et comment il a été inventé, par qui, dans quel contexte et avec quelles motivations techniques et politiques. Nous verrons également les problèmes qu’il est venu résoudre, son importance dans l’évolution d’Internet, ainsi que son évolution de BGP-1 à BGP-4 et son rôle aujourd’hui.
Aux origines d’Internet : pourquoi inventer un nouveau protocole ?
Pour comprendre pourquoi BGP a été inventé, il faut remonter à l’Internet des années 1980. À cette époque, le réseau Internet émergeant utilisait un protocole de routage externe appelé EGP (Exterior Gateway Protocol) pour faire communiquer entre eux les grands réseaux nationaux et universitaires. EGP avait introduit la notion d’Autonomous System (AS) – des réseaux indépendants identifiés par un numéro – et était utilisé notamment sur la dorsale de l’ARPANET, le précurseur de l’Internet . Cependant, EGP était très limité : il imposait une structure hiérarchique en arbre (une seule « dorsale » centrale) et ne fonctionnait correctement que si les réseaux étaient connectés sans créer de cycles . En d’autres termes, EGP ne savait pas gérer les connexions redondantes ou maillées entre plusieurs réseaux – il risquait de provoquer des boucles de routage et ne pouvait pas passer à l’échelle d’un Internet véritablement distribué.
Or, vers la fin des années 1980, l’Internet était en plein essor. Le réseau n’était plus uniquement un projet militaire ou académique : de nouveaux réseaux civils et internationaux voulaient se connecter, les entreprises commençaient à s’y intéresser, et les gouvernements encourageaient un Internet plus ouvert et collaboratif. L’ARPANET, réseau pionnier géré par le Département de la Défense américain, était progressivement supplanté par le NSFNET (un réseau financé par la National Science Foundation) et par d’autres dorsales civiles. D’ailleurs, l’ARPANET disparaîtra officiellement en 1990, marquant la fin de l’Internet strictement gouvernemental . Le moment était donc venu de décentraliser le routage et de donner aux différents opérateurs de réseaux un protocole leur permettant de s’échanger des routes de manière flexible, fiable et sans boucle. C’est ce besoin qui a motivé la création d’un nouveau protocole de routage inter-domaine plus performant : le futur BGP.
La naissance de BGP : un protocole imaginé sur une serviette en papier
L’invention de BGP est entrée dans la légende de l’Internet grâce à une anecdote emblématique. Imaginez la scène : en janvier 1989, lors d’une réunion de l’Internet Engineering Task Force (IETF) à Austin, Texas, deux ingénieurs – Yakov Rekhter d’IBM et Kirk Lougheed de Cisco – déjeunent ensemble à la cafétéria du meeting. Frustrés par les limites d’EGP et animés par l’urgence de trouver une solution, ils se mettent à gribouiller des idées sur des serviettes en papier entre deux bouchées de sandwich . En quelques traits de stylo, ils esquissent les bases d’un nouveau protocole de routage qui permettra aux réseaux de communiquer sans hiérarchie imposée. Ce jour-là, accompagnés du cofondateur de Cisco Len Bosack qui était présent à la table, Rekhter et Lougheed donnent naissance à ce qui deviendra le Border Gateway Protocol.
L’ébauche dessinée sur ces serviettes fut rapidement formalisée dans un document officiel. Quelques mois plus tard, en juin 1989, la spécification de BGP version 1 est publiée sous la forme de la RFC 1105 . Ce document, coécrit par Yakov Rekhter et Kirk Lougheed, décrit le Border Gateway Protocol (BGP) et pose les fondations du nouveau système de routage. L’anecdote des serviettes a valu à BGP le surnom affectueux de « Two-Napkin Protocol » (le « protocole des deux serviettes ») dans la communauté réseau . Si les serviettes originales ont fini à la poubelle, Cisco en a conservé des photocopies dans ses archives tant ce moment était historique . En l’espace d’un déjeuner, ces ingénieurs avaient créé un protocole appelé à faire tourner l’Internet pour les décennies à venir – quelle autre pause déjeuner peut en dire autant ? 😉
1989 : un contexte technique et politique charnière
Il n’est pas anodin que BGP soit né en 1989. L’année 1989 est un tournant historique à plus d’un titre. Sur le plan technique, c’est l’époque où l’Internet bascule dans une nouvelle dimension. Le nombre d’ordinateurs reliés au réseau explose (on compte environ 80 000 machines connectées en 1989, contre plus d’un milliard aujourd’hui) . De plus, le Web fait son apparition la même année : en mars 1989, Tim Berners-Lee propose l’idée du World Wide Web, marquant le début de la révolution des hypertextes. Internet est donc en train de passer d’un réseau d’experts à un réseau grand public, avec des besoins de connectivité et d’échange de données sans précédent.
Sur le plan organisationnel et politique, la fin des années 80 voit l’Internet passer d’un projet géré par les institutions publiques américaines à une infrastructure mondiale partagée. Aux États-Unis, la colonne vertébrale NSFNET commence à ouvrir son trafic aux usages commerciaux et internationaux. En Europe, des organisations comme RIPE (Réseaux IP Européens, fondé en 1989) se créent pour coordonner le réseau à l’échelle du continent. Deux points d’échange Internet pilotes sont mis en place aux États-Unis en 1989 (les premiers « Internet Exchange » fédéraux) pour interconnecter différentes entités réseau . Tout cela traduit un mouvement vers un Internet multi-acteurs, où plusieurs réseaux indépendants doivent coopérer. Politiquement, on prône l’ouverture et l’interconnexion : il faut un protocole neutre, ouvert et robuste pour lier ces réseaux entre eux. BGP arrive exactement dans ce contexte, comme la réponse technique à un changement d’échelle et de philosophie : passer d’un Internet centralisé à un Internet décentralisé et universel.
Ce que BGP a changé : adieu EGP, bonjour routage sans boucles
Le Border Gateway Protocol a été conçu spécifiquement pour surmonter les limites d’EGP et accompagner la croissance de l’Internet. Concrètement, qu’apporte BGP ? Premier apport majeur : il supprime la contrainte de topologie en arbre. Avec BGP, plus besoin d’une seule dorsale centrale : les réseaux (AS) peuvent se connecter de façon maillée, avec des routes redondantes, sans risquer la formation de boucles infinies. BGP y parvient en introduisant un mécanisme ingénieux : chaque annonce de route BGP transporte la liste des AS traversés (l’attribut AS Path). Ainsi, lorsqu’un routeur BGP reçoit une annonce, il peut vérifier si son propre identifiant AS figure dans la liste ; si oui, cela signifie que la route fait une boucle, et il ignore cette annonce . Ce principe simple garantit des chemins sans boucle même dans un Internet aux interconnexions complexes. On parle de protocole à vecteur de chemins (path vector), par opposition au simple vecteur de distance d’EGP.
Deuxième apport : BGP permet un routage réellement décentralisé et collaboratif. Chaque réseau gère ses politiques de routage et communique ses préfixes accessibles aux réseaux voisins via BGP. Il n’y a plus de « chef d’orchestre » unique du routage : le savoir est distribué entre des milliers de routeurs à travers le monde. Cette décentralisation du routage a été un facteur clé de l’expansion d’Internet . Grâce à BGP, l’Internet est devenu un « réseau de réseaux » où chaque acteur peut choisir son chemin, tout en garantissant l’interopérabilité globale.
Enfin, BGP s’est avéré hautement scalable, c’est-à-dire capable de gérer un très grand nombre de routes. Dès sa conception initiale, BGP supportait déjà beaucoup plus de routes qu’EGP et pouvait masquer la complexité interne de chaque AS aux autres . À la fin des années 80, cela voulait dire tenir à jour quelques centaines de routes ; aujourd’hui, on parle de plusieurs centaines de milliers de routes Internet propagées via BGP. Le design de BGP, combinant les mises à jour incrémentales et l’emploi de TCP comme transport fiable, a montré qu’il pouvait évoluer avec le réseau sans s’effondrer sous la charge.
Conclusion – Fin de la partie 1
En quelques années, Internet est passé d’un petit réseau d’universités à un grand ensemble de milliers de réseaux (AS) connectés entre eux sans chef unique. L’ancien protocole EGP ne suivait plus. Deux ingénieurs ont alors eu l’idée de créer BGP : un protocole sans boucle, fondé sur la coopération, où chaque route indique la liste des réseaux traversés. Cette idée, griffonnée sur une simple serviette, a posé les bases d’un Internet ouvert.
Prochaine étape : faire grandir ce nouveau protocole pour suivre l’explosion du réseau.
Driss JABBAR
Driss JABBAR
Co-Fondateur de la société MHD-EXPERTs et Architect réseaux avec plus de 16 ans d'expérience dans la conception et l'implémentation des architectures complexes LAN/WAN/DC/Cloud Networking. Pendant son parcours professionnelle, Driss a travaillé chez des intégrateurs et aussi des opérateurs. Driss possède actuellement trois certifications d'expertise Cisco CCIE RS & SP et CCDE.
En dehors du travail, Driss consacre plus de temps pour sa famille mais il réserve toujours un petit créneau pour apprendre des nouvelles technologies ou pour regarder un match de foot de son club préféré.
Driss est contributeur du blog MHD et joignable à l’adresse : driss.jabbar@mhd-experts.com